Iván HERRERA MICHEL
(Extrait du
Bulletin du CLIPSAS n ° 2, Pag. 16 – 21, édité à Bruxelles, Belgique, mars
1992)
LA GENESE DE
L' APPEL DE STRASBOURG
La Rosace de la Cathedrale de Strasbourg |
Le sabordage del' A.M.I.
donne naissance a un vide. Des conversations s' engagent un peu partout pour
recréer cet indispensable espace de liberté. Des structures sont mises en
place. Un Bureau d'informations maconniques, comme avant 1921. Une Alliance
fratemelle des puissances maconniques reconnaissant la liberté de pensée,
fondée des 1947 et qui réunit, en juillet 1955, vingt-quatre corps maconniques,
Une fantomatique Union maconnique européenne qui síege a Stuttgart. Une grande
Loge Europe ou l'on trouve l'inlassable Suisse Paul-Emile Chapuis, le bouillant
Hollandais Onderdenwijngaard et l' Autrichien G. Gerstbauer qui a perdu un bras
a la guerre.
Les pourparlers se
multiplient entre corps rnaconniques, Le 11 octobre 1958, a Bruxelles, sept
grands maitres se réunissent. Il y a la l' Allemagne , (Deutsche Vereinigte
Grossloge, née de la réunification cinq mois plus t6t, le27 avril 1958,desG.L.
natíonales), la France (G.0.D.F. etG.L.F.), les Pays-Bas (G.O.), la Belgique
(G.O.), le Luxembourg (G.L.). Méme Alpina siege a coté des Francais. Tous les
francs-macons du monde vont-ils enfin se donner la main? Portés par ce réve,
les Belges sont préts a accepter et le G.A.D.L.U. et la Bible recouverte du
compas et de l'équerre. Ce n'est pas assez. Pour Londres, il faut que le
G.A.D.L.U. soit le Dieu d'une religion
révélée. Tout capote.
Le rouleau compresseurdes
"papes francs-macons" (selon I' expression des Suisses alémaniques)
porte ses efforts sur les six pays qui sont en train de former la Comrnunauté
européenne (Allemagne, France, Italie, Benelux) et qui risquent de créer un
autre póle maconníque. Ils oní l'appui américain des Grandes Loges wasp (white
anglo-saxon protes tant, exclusivernent blanches). Souci d'oecuménisme?
Tentative pom isoler les Grands Orients de France et de Belgique? Le 15 mai
1954 ¿Luxembourg, cinq Grandes Loges reconnues par Londres (Allemagne Suisse,
Pays-Bas, Vienne et Luxernbourg) ont rédigé une "Convention' en huit
points: si le Grand Architecte est obligatoire, on ne précise pas qm la Bible
fait partie des trois lumieres. Les loges exclusivement composée: d'hommes
"s' abstiendront de toute polémique politique ou religieuse e de toute
déclaration y relative". (Il sera ainsi interdit de réagir apres le:
attentats racistes). Les corps maconniques ont cinq ans pour se conforme: a ces
"conditions". Deux observateurs, la Grande Loge de France et 11 Grand
Orient d'Italie, promettent d'y adhérer. Mais cinq ans plus tard, 11 12 mai
1959, la Grande Loge d'Ecosse écrit au Grand Maitre Theodo Vogel (R.F. d'
Allemagne) que cette Convention est trop libérale et que la Grande Loge de France
n' est pas "réguliere". Finalement, la Conventioi de Luxembourg n'a
été qu'une entreprise de diversion.
La Grande Loge de France
est la grande victime de l'opération. Dan: l'espoir d'obtenir la
"régularité", elle a accepté en 1953 l'étalage de l. Bible. Mais les
Anglo-Saxons ont alors exigé la suppression des regle démocratiques de
fonctionnement et le retrait des statuts de la devis républicaine Liberté,
Egalité, Fraternité. Apres sa condamnation par la Grande Loge d'Ecosse du 12
mai 1959 et pour adhérer a la Convention de Luxembourg, la Grande Loge de
France rompt avec les Grands Orient de France et de Belgíque le 20 septembre
1959. Amere désillusion. Deu: mois plus tard, le 30 octobre 1959, a Londres,
Sir Ernest Cooper (UGLE affirme que la G.L.F. n'adore pas Dieu a travers le
Grand Architecte e n'invoque pas le Seigneur dans ses cérémonies. Il decrete;
"Touie Grand Loge reconnaissani la G.L.F. ne sera pas reconnue par les
irois Grandes Loge d'Angleterre, d'Ecosse et d'Irlande." Le Suisse Chapuis
commente:"Cel rappelle éirangement certaínes décisions du Vatícan ",
Flouée, la G .L. de France se retrouve seule. Et appauvrie: des freres
nombreux, quelquefois la majorité d'une loge, vénérable en tete (comme
"Evolution" nº 714 ave Georges Cornélis), sont partís pour le Grand
Orient.
"L'unité de l'Ordre
prime toute autre considération". Impavides, luttan contre vent et marée,
les Belges du Grand Orient invítent sans arrét a· rassemblement de toutes les
obédiences, méme celles de la Conventio de Luxembourg. U ne fois encare le 8
mars 1959. Mais le feudes pression de Londres provoque parto u t des champs de
ruines. Le 4 décembre 1959 la minorité probritannique scissionne pour fonder la
Grande Loge d Belgique.
Autre rupture, dans
l'autre sens, en Suisse et au Luxembourg. Le 26 juin 1959, les freres suisses
qui ont quitté Alpina se regroupent au sein du Grand Orient de Suisse autour de
Paul-Emile Chapuis et d'un notaire dynamique, excellent dialecticien,
[ean-Francois Perrin, futur grand commandeur. Le 26 novembre 1959, la Grande
Loge de Luxembourg se ' scinde a son tour et le Grand Orient de Luxembourg se
forme sous la grande maitrise du frere Michel Stoffel.
L' ACACIA
REFLEURIRA
Un nouveau paysage se
dessine. En 1960, le Grand Maitre du G.O.B. est le lieutenant-général Georges
Beernaerts. Pour lui, l' avenir appartient a ceux qui sauront
"désacraliser" la maconnerie:
"Il s' agit de
déierminer le urai visa ge de la maconnerie d' aujourd'hui et d' imaginer celui
de la maconnerie de demain ... ( en) désacralisant nos conceptíons
traditionnellee ... Nous sommes venus ici, mes [réres, non a la poursuite
d'iniéréis ou de plaisirs, méme élevés, ... nous avons espéré y trouoer ... non
une société secrete (elle n'esi d'ailleurs qu'une société [ermée), ni une
procédure initiatique ni un enseignemeni symbolique ... Nous devons nous
demander si nous sommes en mesure d' apporier le levain qui fera germer de
nouoeaux enthousiasmes. Noire role ne peut que résider dans une participalion
active a la libération de l'homme des chaines de la peur et de l'
ignorance".
En octobre 1960, toute la
maconnerie européenne est aux aguets. Dans •·. les parvis, on ne parle que d'un
appel imminent que vont lancer Belges et Francais. Le 17 novernbre, Georges
Beernaerts et Marcel J. Ravel, GrandMaitre du G.O. de France, invitent "to
u tes les puissances maconniques du monde" a "l' édification d' un
vas te raseemblemeni maconnique uniuersel dont la nécessité est plus impérative
que jamaís".
Face au dogrnatisme et
aux exclusives de l'U.G.L. of England, dont l'autorité n'est qu'usurpée, les
deux grands maitres proclament un progressisme vivifiant et I'esprít
d'ouverture. Relevons seulernent ici trois extraits:
"Le Grand Orient de
Frunce et le Grand Orient de Belgique considérent que t' essentíel de la
maconnerie reside dans son idéal social de [raternué et de deooir et non dans
l'obeeroance rigide de quelque usage méme traditionnel ...
"Par cela méme qu'
elle est progressive, notre maconnerie, consciente de réaliser, dans la socíété
scientifíque rnoderne, La généreuse inieniion de notre maitre Anderson, par son
prolongemeni naiurel, la liberté complete d' esprit, n' admet au.cune
limitation a la liberté absolue de conscience.
"Respectueux de
toutes les iraditums, de tous les rites, de taus les symboles de toutes les
croyances, de la liberté absolue de conscience, fideles a l' esprit des
Constitutions d' Anderson de 1723, soucieux de iaisser a chaque macen le son de
se déierminer librement sur le choix des rites et l' interprétatíon des
symboles le G.0. de France et le G.O. de Belgique en appellent a toutes les
maconneries di monde, a fin que se forme entre elles u ne chaine d' un ion
indíssoluble qui aseuren le triomphe de l' idéal maconnique et conduira
l'humaniié vers plus de beaulé e de bonte".
C'est sur, l'acacia
refleurira. "L'inceriiiude qui régne en Europe depui: 1948
dieparait", note dans ses carnets le Suisse Chapuis. La Crossloge A.F.A.M.
von Deutschland de Berlín, la G.L. des Pays-Bas. les G.0. d. Luxembourg et de
Suisse répondent en premier. Belges et Francais proposent une rencontré a
Strasbourg "au carrefour de l'Europe" le 2 janvíer 1961 pour preciser
les caracteres par lesquels on reconnaít un macón et pour rédiger un appel dans
le dessein "de rechercher ceux qu désirent élargir la chame d' union
universelle".
L'APPEL
C' est un dimanche d'hiver a Strasbourg.
Partagés entre l' enthousiasme et la prudence, les 29 délégués qui passent
entre les deux Mariannes du temple au décor gréco-romainse demandent quels
interlocuteurs ils von trouver. ¿Des sceptiques ou des pionniers? La Grande
Loge national italienne et le Grand Orient du Liban ont demandé a se faire
représenter Le Grand Orient d'Italie (a Naples) s'est excusé.
Le vénérable de Strasbourg,
Boris Weiss, un colosse a la Danton, une voix a faire vibrer les vitres,
souhaite la bienvenue. Sur proposition du Francais Marcel Ravel, Georges
Beernaerts est désigné, par acclamations comme président. A pres un tour de
table, l' accord est général pour un maconnerie antidogmatique. ¿Que va-t-on
faire?
D'abord une organisation,
une machine, suggere le Francais Victo Michon (Opéra).
O' abord une déclaration,
répond l'ancien Grand Maitre beige Léopok Remouchamps.
Le Suisse Paul-E. Chapuis
fait pencher la balance en faveur d' un text ' fondamental. Les organisateurs
ont preparé deux projets: une charte e une formule d' obligation a l'intention
des récipiendaires. L' obligation est remise a plus tard. Un comité de
rédaction s' attelle a la charte. Vite on arrive a une conclusion: le texte
doit étre simple et bref. Ce ne sera pa une charte mais un appel: l' Appel de
Strasbourg, "ville-témoin d'une volonté de liberté".
LES
PUISSANCES MAÇONNIQUES SOUVERAINES RÉUNIES À STRASBOURG
LE 22 JANVIER
1961
CONSIDÉRANT
1 - Qu'i,l est
impérieux de rétablir entre tous les Francs-rnaçons la Chaîne d'Union rornpue
par de regrettables exclusiues contrai,res aux príncipes des Constitutions
d'Anderson de 1723;
2- Qu'il importe à cet
effet d.e rechercher en comrnun en tenant compte de toutes les traditions, de
tous les rites, de tous les symboles, de toutes les cror)ances, et dans le
respect de Ia liberté absolue de conscience, les conditions qui déterminent la
qualité de Franc-rnaçon.,
ESTIMENT
Que le fait de placer
les traoaux sous llinoocation du Grand Architecte de I'Uniuers et d'exi,ger
qu'une des Trois Lumières soit Ie Liare Sacré d'une reli,gi.on réaélée doit
être laissé à fappréciation de chaque Loge et de chaque Obédience,
DÉCIDENT
D'établir entre ellas
des relations lraternelles et djouurir les portes de leurs Temples, sans
condition de réci,procité, à tout Franc-Maçon ayant reçu la Lumière dans une
Loge luste et Parfaite,
FONT
APPEL
A tous les
Francs-Maçons Pour qu'ils se joi.gnent à cette Chaîne tUnion fondée sur une
totale liberté de conscience et une pàrlaite tolérance tnutuelle.
(suivent les
signatures)
On passe alors a
l'organisation. Dans un premier temps au moins, l'Union de Strasbourg n'aura
pas de statuts. Eviter une organisation lourde. C'est le G.O. de Belgique qui
présidera les prochaines réunions et les convoquera. On décide que chaque
Grande Loge (ou loge índépendante) aura droit a trois dé'légués. "La
fraternité intégrale". Les suggestions affluent: diffusion del' Appel,
information des autres corps macónniques, themes d' étude annuels, échange des
calendriers et des travaux, intensification des contacts frontaliers.
C' est alors que le Grand
Maitre Georges Beernaerts - comme nous l'avons vu au début de ce récit - saisit
la feuille del' Appel pour le relire une derniere fois et que tous les freres
se leverent pour la signature et la chaine d'union.
"Durani cette
journée, note Chapuis, je pensais aux nombreuses séances a l'Alpina ou les
débats se déroulaient avec une passion toute profane car deux théses
contradicioires s' affrontaient. En effet,admettre les príncipes dogmatiques de
la Grande Loge Unie d' Angleterre s' opposait ipso facto a la liberté de
conscience et de pensée. A Strosbourg, tout se déroula fraternellement, dans le
meilieur esprit. Deux cent quarante ans apres Anderson, on retrouvait son
message".